La première porte sur la question du pardon. En effet, ce qui caractérise la psychologie des personnes blessées dont les liens à autrui ont été détruits, c’est l’impossibilité de pardonner le mal qui a été fait. Que reste-t-il à pardonner lorsque l’on a été cassé au fond de soi ? Pour beaucoup, le fait de pardonner est une notion religieuse, morale, une valeur hypocrite qui n’a plus guère de sens. Aujourd’hui, pardonner apparaît comme un comportement anachronique, voire trivial pour certains, en réponse aux violences, à la haine ambiante. De la sorte, le pardon est absent de l’horizon quotidien des expériences humaines. Concrètement, nous ne savons plus ce que « pardonner » veut dire. En réalité, pardonner est d’abord et fondamentalement un processus psychique par lequel on cesse de haïr l’autre. Pardonner correspond donc à une expérience psychique qui s’énonce comme une inversion, un retournement du sentiment de haine.
Son enjeu psychique, c’est d’abord d’arrêter sa propre rage intérieure, de stopper sa propre haine, et non pas celle qui est dans l’autre qui m’a fait mal. Pardonner, c’est se libérer de sa propre haine. Cela représente donc un enjeu considérable non pas d’abord pour rétablir le lien social, mais pour se libérer de sa propre haine.
La psychologie du pardon ne s’inscrit guère aujourd’hui dans une vision réparatrice des relations humaines et sociales. Et, pourtant, elle est de l’ordre d’un travail psychique, mais que les approches thérapeutiques actuelles ont du mal à prendre en compte. Or, en tant qu’expérience psychique, le pardon touche chacun au cœur même de sa relation à autrui. Son enjeu fondamental, c’est la transformation de ses propres sentiments d’hostilité et de haine à travers un travail psychique pour, précisément, faire taire cette haine au fond de soi. Pardonner est en ce sens un processus psychique qui délivre la personne blessée de son propre malheur de vivre comme un être offensé. La question du pardon met donc en lumière l’enjeu même de la délivrance du mal qui nous a été fait comme dénouement psychique du lien brisé.
La deuxième forme d’expression renvoie à un enjeu particulièrement crucial de l’amour d’autrui, dans la mesure où il s’agit de mon ennemi. Autrement dit, que devient la relation à mes ennemis si, en dépit du fait qu’ils me détestent, j’exprime envers eux des sentiments positifs et que j’arrive malgré tout à avoir à leur égard des dispositions favorables ?
On observera tout d’abord qu’une telle forme de relations peut paraître insensée à bien des égards ; elle représente en tout cas quelque chose d’impossible pour beaucoup. Pour autant, un tel processus met en lumière la nature de la transformation psychique à l’œuvre et qui se caractérise par le fait que l’amour ainsi manifesté consiste non pas à changer mes ennemis pour en faire mes amis, mais à ne plus leur faire du mal, c’est-à-dire à exprimer à leur égard des dispositions et des sentiments positifs, même si eux continuent à me faire du mal. Autrement dit, le fait d’aimer les autres, et en l’occurrence mes ennemis, transforme avant tout mon expérience relationnelle avec eux en me réorientant vers la vie à travers de tels sentiments. Celui qui aime sort ainsi du cercle vicieux dans lequel il est lui-même enfermé à cause de sa relation hostile à autrui et, de ce fait, sa relation prend un sens tout à fait spécifique : aimer l’autre guérit avant tout mes propres sentiments hostiles en les inversant en sentiments bons à son égard. En aimant autrui, je transforme ma relation à lui. En aimant mon ennemi, je guéris ma relation à lui.
Ces modalités particulières d’expression permettent de montrer de façon plus large que le fait d’aimer l’autre représente une ressource psychique fondamentale pour chacun dans toutes ses relations.
Dans ces conditions, la meilleure façon de vivre avec les autres serait, en définitive, d’apprendre à les aimer.
Ce serait probablement aussi la meilleure façon de rendre la vie humaine véritablement vivable. Mais à quel prix !
©️ Gustave-Nicolas Fischer
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